« Je suis un jeune togolais, et au vu de la situation sociale difficile dans notre pays, j’ai décidé de me lancer dans une aventure pour que, moi aussi, un jour, je puisse devenir quelqu’un ». Issa, 24 ans, ancien élève du Lycée de Kpodji à Kpalimé, Sud-Est du Togo, s’est lancé sur les routes de l’immigration clandestine un jour de décembre 2014. Deux ans après, le jeune togolais est à Milan, en Italie, mais a décidé de se confier à nous. Le désert, les ghettos, les enlèvements, la traversée de la Méditerranée, les morts, il n’y avait jamais pensé quand il prenait la décision de partir à la quête du bonheur, loin de sa famille.
Lomé (Togo) – Agadez (Niger)
Tout part d’une gare routière (Rimbo) non loin du boulevard du Mono qui longe Lomé la capitale, par le Sud, mais aussi le principal centre commercial. Le trajet est classique. Lomé-Agadez-Sabha-Tripoli-Italie. De Lomé à Agadez, Issa n’a pas eu de souci particulier. « Tu paies 1000 francs CFA (ndlr : 2 dollars US) par-ci, 500 par-là», se souvient-il. Son ami et compatriote togolais Hamza, lui, comptabilise un montant total de 105.000 francs qu’il a dépensé, en dehors des frais de transport, dans les rackets entre Lomé, au Togo, et Agadez au Niger. Un peu « chiant » quand même pour lui, mais rien de grave comparée à la suite de l’aventure.
Agadez (Niger) – Sabha (Libye)
« Tout commence véritablement à Adagez. C’est à partir de là-bas que les « Alhadji connection-man » (ndlr : passeurs) vous prennent en charge pour la suite du trajet », explique Issa, et d’ajouter : « Avant de quitter Lomé, moi j’avais pris le soin d’appeler le Alhadji dont on m’avait donné le nom et le contact, mais il m’avait dit qu’une fois arrivé à Agadez, de lui faire signe, qu’il viendrait me chercher ou enverra quelqu’un me chercher. En fait, il paraît qu’il est plus sérieux et que ses convois sont plus ou moins fiables et parviennent généralement à Tripoli, c’est en tout cas par lui que passent généralement les Togolais». « Généralement », puisque d’Agadez, au Niger, à Tripoli, en Libye, c’est une traversée de toutes les incertitudes.
« Avant même d’arriver à Agadez, je l’ai rappelé et il m’a dit qu’une fois descendu, de le rappeler et d’éviter surtout de me laisser emballer par les nombreux démarcheurs des passeurs qui pullulent à la gare. C’est ce que j’ai fait. Et il a envoyé quelqu’un me conduire dans son ghetto. J’y ai passé quelques jours, en attendant le jour du départ du convoi parce que ses convois ne partent que les lundis et mardis», raconte Issa. Même avec ce passeur réputé plus sérieux, Issa reconnaît que, selon les informations, seuls 75% de ses convois parviennent à destination. Les 25% restants périssent dans le désert ou finissent dans les camps de ravisseurs djihadistes.
D’Agadez à Sabha, première ville libyenne que traversent les convois, Issa a été « chanceux », selon ses propres termes. Son convoi a fait cinq (05) jours, non loin des records de trois ou quatre jours pour les convois les plus rapides. « Sur le trajet, on fait plusieurs arrêts dans le désert, dans la nuit profonde, au milieu de nulle part, dans le froid. Mais tout s’est relativement bien passé pour moi jusqu’à Sabha, où nous avions été enfermés dans un autre ghetto appartenant au même réseau, avec des relais à chaque fois».
En partant d’Agadez, Hamza, lui, tombe sur un autre réseau. Chez son passeur, le logement est relativement bien construit. Il retrouve une cinquantaine d’autres personnes. Ce passeur le met en contact avec quelqu’un, un autre résidant à Sabha, en Libye. Avec ce dernier, un Togolais, visiblement bien rodé dans le trafic, ils s’entendent au téléphone sur un montant. Deux cent mille francs CFA (environ 400 dollars US) pour la traversée, d’Adagez, dans le Niger jusqu’à Tripoli, la capitale libyenne, en passant par l’incontournable ville de Sabha. Détail important, le passeur lui demande de transférer l’argent vers le Togo, à une adresse qu’il lui communique. Depuis Agadez, au Niger, Hamza répère rapidement une banque et réalise le transfert d’argent vers le Togo. A l’adresse indiquée par le passeur qui réside lui-même à Sabha.
Comme d’habitude, le convoi s’ébranle dans la nuit profonde, un lundi à minuit. Le leur est composé de cinq véhicules. Déjà, au départ, les nouvelles ne sont pas bonnes. Pour un seul véhicule pick-up 4×4, ils sont une trentaine de personnes à y être entassées. Sur le trajet, Hamza dénombre pas moins de soixante-dix autres véhicules répartis dans plusieurs convois, traversant le désert pour les mêmes destinations. Les arrêts sont multiples, les rackets aussi. Les sévices surtout.
« Sur la route, tu n’as pas le droit de te plaindre de rien du tout. Entassés comme des sardines, certains voient leurs membres se tordre, se fracturer, ou ils sont étouffés, mais ils n’ont pas le droit d’émettre le moindre gémissement. Autrement, les chauffeurs s’arrêtent, vous fouettent, tout en vous menaçant avec des armes, parce qu’ils sont toujours munis d’armes à feu», se souvient Hamza. « Durant le parcours dans le désert, certains tombent du véhicule, et c’est fini pour eux ; personne n’a le droit d’interpeller le chauffeur à leur sujet, autrement s’il s’arrête et celui qui est tombé et celui qui a crié sont soumis à de violents sévices », se souvient-il.
« En dehors d’un endroit où on a été fouillé jusqu’aux sous-vêtements et des innombrables arrêts sur notre parcours, personnellement je n’ai pas eu d’autres soucis particuliers. Grâce à notre chauffeur qui était très rapide, on n’a fait que trois jours d’Agadez à Sabha, la première ville libyenne ».
Si Issa et Hamza n’ont pas eu de « soucis particuliers » entre Agadez et la Libye, ils se disent tout simplement « chanceux ». Ils reconnaissent que sur le même trajet, dans chaque convoi, les morts sont inévitables. La faim, la soif, les conditions de voyages, les violences, les enlèvements ne laissent aucune chance à ceux qui ne sont pas physiquement robustes.
Sabha (Libye) – Tripoli (Libye)
Après Lomé-Agadez, Agadez-Sabha, relativement bien passés pour les deux jeunes togolais, qui n’ont pas fait le même parcours, la suite sera moins aisée dans la jungle libyenne. « Au départ du ghetto de Sabha, on était davantage coincés dans les pick-up. Au lieu de la trentaine qu’on était avant, on est devenu près d’une cinquantaine dans un seul véhicule. Tu ne peux faire le moindre geste. Tout le monde criait et cela s’accompagnait de bastonnades, de tirs en l’air pendant les trois jours qu’a duré le voyage», témoigne Hamza.
« A chaque arrêt, vous croisez d’autres délégations et vous découvrez d’autres Togolais. Moi mes problèmes ont commencé par Sabha. Les trajets se font dans la grande nuit, et on vous cache de ghetto en ghetto, pour échapper aux patrouilles des ravisseurs libyens. Une nuit, après plusieurs jours de route, on partait et les convoyeurs se sont rendus compte qu’il y avait la patrouille, on a dû rebrousser chemin, et ils sont venus nous cacher dans un ghetto perdu dans un champ, avec des bastonnades, un peu comme si on portait la poisse. Parmi nous, il y avait plusieurs blessés qui saignaient. Et entre-temps, ils sont repartis vérifier si la patrouille s’est éloignée. C’est en ce moment que quelqu’un a touché légèrement la porte et on a constaté qu’elle n’était pas bien fermée. Faut-il fuir ou non ? Une première vague de Sénégalais et Gambiens a fui. Après réflexions, j’ai dit aux autres qu’on a intérêt à fuir, sinon si les passeurs reviennent constater que certains ont fui, de peur que leur position ne soit signalée par les premiers fuyards aux groupes armés qui sévissent dans la zone, ils vont nous exécuter tous. Voyant que certains hésitaient, deux autres personnes et moi, on a pris notre courage et on s’est évadé, parce qu’on se disait que de toute façon, on n’était plus loin de périr avec ou sans les passeurs », relate, tout ému, Issa, dans un témoignage entrecoupé de soupirs.
Pour lui, s’il n’est pas mort le jour-là, c’est « Allah qui n’a pas voulu, puisque, imaginez, dans ce désert où des groupes armés multiples font régner la terreur, dans la nuit profonde, on ne connaissait même pas la route, on ne savait pas quelle direction prendre pour ne pas croiser nos bourreaux ». Par un pur hasard, ils finissent par échapper aux passeurs. Mais, dans leur fuite, après 5 jours sans manger (pour Issa), ils tombent, immanquablement, sur un groupe armé qui les enlève et les conduit dans un camp. Là, il fait la connaissance d’un Ghanéen qui lui indique comment s’échapper nuitamment de là et se retrouver à Tripoli. Il n’aura plus jamais les nouvelles de ceux qu’il a abandonnés dans le dernier ghetto des passeurs, en plein cœur de désert. Ont-ils été tués ? Peut-être.
Séjour à Tripoli (Libye) : Le cauchemar
Hamza et Issa, qui ne se connaissaient pas, se rencontreront dans la capitale libyenne. Ils étaient porteurs de deux projets distincts. Le premier avait, initialement, pour destination Tripoli, pendant que le deuxième était juste de passage, avec comme destination l’Europe. Mais le séjour dans la capitale libyenne tourne en un véritable cauchemar.
Dans le cadre de ce reportage, nous avons recueilli des témoignages de plusieurs Togolais ayant fait l’expérience libyenne. Le récit est le même. A Tripoli, qui a basculé dans la violence après la révolution qui a mis fin au régime de Mouammar Khadafi en 2011, selon les témoignages, c’est désormais l’anarchie absolue. Les milices pullulent à tous les coins de rue. Leur fonds de commerce ? Le rapt et rançons des migrants noirs. De jour comme de nuit, il est très périlleux de traîner dehors. N’importe qui peut, au mieux, te déposséder de tout ce que tu as, sinon t’enlever, au vu et au su de tout le monde, et aller te vendre à d’autres groupes comme esclaves. Pour ces jeunes qui ont quitté leur pays à la recherche d’un lendemain meilleur, c’est l’enfer.
« Nous sommes obligés de vivre en communauté; et même avec cela, difficile d’échapper aux nombreuses milices qui t’enlèvent, te gardent dans des centres secrets et te font appeler tes proches pour venir payer une rançon de plusieurs centaines de dollars contre ta libération », décrit Hamza. « Il y a un endroit à Tripoli où les noirs se réunissent chaque jour par centaines voire milliers, à la recherche d’emploi. Des gens viennent là-bas pour nous solliciter pour toutes sortes de travaux, maçonnerie, menuiserie, peinture… Vous pouvez imaginer que même là-bas, vous voyez des ravisseurs, vêtus de cagoule, s’approcher de vous et subitement enlever certains parmi vous, un peu comme le ferait un épervier dans une basse-cour, avant de s’évaporer dans la nature », complète Issa.
Cette situation invivable contraint même ceux qui, au départ, n’avaient pas l’intention de poursuivre leur route vers l’Europe, à prendre la mer. « Il n’y a pas moyen de retourner dans son pays. Certains pays organisent le retour de leurs concitoyens, et parfois une organisation qu’on appelle OIM (Ndlr ; Organisation Internationale pour la Migration) aussi le fait. Mais les Togolais semblent abandonnés à eux-mêmes et des centaines sont encore coincés dans le piège Tripoli, n’ayant aucun moyen pour revenir», se désole-t-il. « On parle de consulat du Togo en Libye, allez là-bas voir si vous allez voir quelque chose », peste Hamza, révolté.
En effet, si Issa, Hamza et d’autres de leurs collègues ont décidé de saisir la presse pour raconter leurs mésaventures, ce n’est pas pour eux-mêmes. Mais pour interpeller l’Etat afin qu’il puisse voler au secours des Togolais coincés dans l’enfer libyen, pour organiser leur rapatriement. Eux ils ont réussi à traverser la Méditerranée. Un an après la première publication de ce reportage, rien n’a été entrepris par les autorités togolaises pour le rapatriement des Togolais pris en otage dans le chaos libyen.
Avant d’atteindre les côtes italiennes, Issa l’a essayé trois fois. La première fois, leur pneumatique qui leur sert d’embarcation, perdue, a échoué sur une côté tunisienne, avant une débandade totale de ses occupants, sous la menace des garde-côtes. Une deuxième fois, le moteur a eu une panne, quelques minutes après le départ. Et la troisième a été la bonne.
Hamza, lui, a pu y arriver à sa première tentative. Mais encore et toujours, tous parlent de morts d’hommes sur le trajet. « Déjà, avant le départ, on vous regroupe dans un camp géant où vous côtoyez des milliers d’autres migrants prêts pour la traversée. Moi j’y ai fait un mois. Et là-bas aussi, après avoir payé les 1.000 ou 1.200 euros aux passeurs, souvent il ne nous reste plus rien, et puisqu’on ne travaillait plus, on avait faim et soif. On n’était pas moins de 3.000 personnes dans ce qui était une prison géante où on dormait entassés comme des prisonniers. Et des gens mouraient comme des mouches. Pas de bain, pas de nourriture, pas d’eau, pas d’hôpital, on était obligé de mendier quelques pains auprès de ceux qui étaient encore en possession d’un peu de moyens ou des réserves de nourriture. Durant un mois que j’ai passé, nous avons inhumé pas moins de trois Togolais », soupire Hamza.
« Dans le camp, vous voyez même des enfants et des femmes, qui sont prêts pour traverser la mer. Il y avait par exemple une Togolaise qui était enceinte. Vu les conditions, on a jugé qu’elle ne pouvait pas supporter et on a dû organiser son retour à Tripoli ville, en toute clandestinité. Parce que, une fois dans le camp, c’est interdit de ressortir, en attendant une fatidique nuit de départ, là aussi dans des conditions inhumaines », explique Issa. Dans ce camp, chaque passeur a « ses hommes », il apprête son équipement et dès qu’il est prêt, il les lance en mer munis d’un téléphone, dans une nuit profonde, sur une pneumatique précaire, extrêmement surchargée.
« On désigne parmi les passagers deux personnes volontaires, une personne pour piloter et une autre pour s’assurer de la bonne direction de l’embarcation. Chacun d’eux a une prime. Ils ont aussi un téléphone. On leur indique comment, une fois dans les eaux italiennes, il faut appeler les garde-côtes pour nous venir au secours, et juste après jeter le téléphone dans l’océan », révèle le jeune togolais qui a été témoin de différentes situations au fil de ses trois tentatives. Des embarcations qui chavirent en mer, des personnes qui meurent étouffées ou brulées par le stock de carburant à bord, il ne les a pas vues sur des écrans ni dans des films, mais de près. C’est pour éviter que d’autres jeunes ne se jettent dans le vide comme il l’a fait, qu’il a choisi de témoigner, en octobre 2016. Un an avant que le scandale dit de « l’esclavage des Noirs en Libye » n’éclate et n’emballe toute l’opinion africaine.
Maxime DOMEGNI
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